Qui mieux qu’un misérable saurait narrer la tragédie qui frappe les siens ?
Et comment raconter aux autres l’indicible horreur, lorsqu’à la tragédie s’ajoute la barrière de la langue ? Pour ce qui nous concerne, tout ce que nous pourrions jamais décrire de la noirceur de cette misère-là, de la morsure du froid, de l’insupportable enclavement ou de la mort du nourrisson, ne vaudra pas tripette, tant la tâche est insurmontable.
Tout commence au bord d’une route incertaine. Long ruban grisâtre, grignoté par la crasse, l’érosion et les malfaçons, qui serpente au milieu de nulle part et qui a emporté la vie de tant de ses usagers. Et tout s’achève au fond d’une vallée encaissée, où seul le vent glacial qui souffle sans discontinuer, ose encore rompre le silence imposant de l’Atlas. Entre les deux, le néant, sous la forme d’un désert de pierres ocres rouges, éclatées par le gel et des sentiers improbables, à jeter l’effroi parmi les mules les plus endurcies. Des sentiers tracés à force de cheminements, par des populations qui doivent à leur incomparable instinct de survie, d’avoir traversé le temps et les complots des hommes et ceux de la nature, pour les réduire. Une prodigieuse prouesse de la génétique !
Avez-vous remarqué comment ceux d`Anfgou vous parlent de leur misère ? En souriant. Comme cette femme qui raconte l`agonie de son nouveau-né, des jours durant, entre diarrhées, vomissements, toux, fièvre, avant d’être emporté, faute de soins.
Un certain El Houcine El Ouardi, Ministre de la Santé, est bien passé par là. Un bonimenteur outrecuidant, comme seul sait en fabriquer notre système politique et qui a prétendu avoir rencontré la mère en question. Pure calomnie. Qu`était-il donc venu faire là, sinon rendre visite à ceux qui souffrent ? La mère ne s`y était pas trompée. Sa dignité lui aura épargné de se porter à la rencontre du ministre, car ici, on sait mieux qu’ailleurs, que tout ce qui vient du Makhzen n’est que mensonges, travestissements de la réalité, fausses promesses et persécutions !
Alors, elle lève un doigt vers le responsable présumé de la tragédie qui l’a frappée, le ciel. Il vaut mieux viser celui-là, plutôt que l’« autre ciel », pour rester soi-même en vie. Combien sont morts d’avoir osé, dans le passé, dénoncer les véritables responsables du drame et s`insurger contre l`incurie de l`administration centrale ?! On ne les conte, ni ne les compte plus, dans ce coin, où même les montagnes semblent avoir des oreilles.
Étrangement, celle qui raconte le drame exhibe, ô divine surprise, un téléphone portable. La civilisation serait-elle donc parvenue jusqu’ici ? Non, mais les affaires oui, qui continuent envers et contre tout, ou plutôt contre tous ! Car ceux qui ont oublié de tendre la main à ce Maroc-là, n’ont pas oublié de le doter d’antennes de téléphonie mobile, histoire de mieux plumer ses mort-vivants. L’argent n’a pas d’odeur. La mort non plus ! C’est connu.Quelques arpents d’Atlas plus loin, une fillette surgie de son village, raconte un autre morceau de la tragédie. Elle vient d’un village enterré sous la neige, Tamlout. On le rebaptiserait « Talmout », « jusqu’à la mort », qu’on ne risquerait pas de s’égarer, tant ce coin de l’Atlas a aligné de cadavres, à chaque fois que la nature s’y est emportée.
La fille qui n’a même pas achevé d’en découdre avec ses dents de lait, est propulsée dans un monde d’adultes, fait de cruautés et de privations. Elle porte un bébé dans le dos, comme d’autres les stigmates d’une sombre blessure. La mort de sa génitrice lui a légué un encombrant héritage, en la personne de son frère cadet. Le diktat de son père a fait le reste. Il l’a condamnée à porter ce dernier, comme on porterait une croix.
Plus question d’école ! « Ourilli ! », sourit-elle !
Histoire d’un rêve brisé, dont personne ne se souciera ! D’autres petites filles, comme elle, sont légions, qui, la nuit venue, croupissent sur des paillasses infâmes, nourries de coups, d’injures, de cuissage et de restes ignobles de festins qu’elles auront largement contribué à confectionner, la journée durant, dans les cuisines de quelques maisons bourgeoises des grandes villes. Certaines en sont même mortes.
La somme de tout ce que l’on pourra dénoncer, multipliée par mille, ne suffirait pas à quantifier toute la souffrance de ces misérables. Pour un drame jeté en pâture aux projecteurs, combien d’autres resteront dans l’ombre, jusqu’à ce que la mort vienne, à nouveau, nous rappeler que la vie existe bel et bien à Anfgou et ailleurs !